On nous change la religion! - Culture

Le langage de l'art

Les arts entrent-ils aujourd’hui en résonance avec leur environnement spirituel et religieux ? Peut-être faudrait-il d’ailleurs plus précisément se demander s’ils entrent encore en résonance, tant ces liens ont été serrés pendant des siècles, avant de devenir plus problématiques aujourd’hui.

George Steiner, philosophe à l’érudition encyclopédique, est l’un de ceux qui s’est penché avec le plus de constance et d’inquiétude sur cette question.

« Depuis quelques années, explique-t-il, j’essaie de creuser la notion que, sans le religieux, sans une croyance transcendantale d’un ordre ou d’un autre, l’humanisme tourne à vide. Pourquoi pas un nouveau Mozart, un nouveau Shakespeare ? Statistiquement, il est concevable qu’il puisse y avoir un Beethoven cet après-midi, un Raphaël à midi, un Shakespeare demain. Personne n’en croit rien. Pourquoi ? Je suis arrivé à la conviction qu’un grand roman, une grande pièce, un grand poème, un grand tableau ne peut atteindre certaines dimensions formelles sans poser la question de l’existence ou de la non-existence de Dieu. »

Et, contre les courants « déconstructionistes » qui, selon lui, professent qu’il « n’est pas de face de Dieu vers laquelle le signe puisse se tourner », Steiner ajoute : « Je fais le pari exactement inverse. Je parie sur la réalité d’un lien entre le mot et le monde, entre le sens et l’être – il peut être indirect, oblique, infiniment compliqué, mais il existe. Ça reste un pari bien sûr, mais si on ne le tient pas, plus rien ne tient. »

Dans son livre Réelles présences, traduit et publié en France en 1991, il propose une ample et profonde méditation sur ce thème. En voici la dernière page :

« Il est une journée bien particulière de l’histoire occidentale dont ni l’histoire ni le mythe ni les Ecritures ne parlent. Il s’agit d’un samedi. Et ce samedi est devenu le plus long des jours. Nous connaissons le vendredi qui est, pour les chrétiens, le jour de la Crucifixion. Mais le non-chrétien, l’athée, le connaît aussi. C’est-à-dire qu’il connaît l’injustice, la souffrance interminable, la destruction, l’énigme brute, de la fin, qui constituent si clairement non seulement la dimension historique de la condition humaine, mais aussi le tissu quotidien de notre vie individuelle. Nous connaissons, de manière inéluctable, la douleur, l’échec de l’amour, la solitude qui constituent les fondements de notre histoire et de notre destin individuel.
Nous connaissons aussi le dimanche. Pour le chrétien, ce jour signifie une suggestion, à la fois assurée et précaire, à la fois évidente et dépassant la compréhension, de la résurrection, d’une justice et d’un amour qui ont vaincu la mort. Si nous ne sommes pas chrétiens ou croyants, nous connaissons ce dimanche de manière analogue. Nous le concevons comme étant le jour de la libération de l’inhumanité et de la servitude. Nous cherchons une délivrance, qu’elle soit thérapeutique ou politique, qu’elle soit sociale ou messianique. L’élément essentiel de ce dimanche, c’est l’espoir (il n’est pas de mot moins susceptible de déconstruction).
Mais notre époque est celle du long samedi. Entre la souffrance, la solitude, l’inexprimable destruction d’une part et le rêve de libération, de renaissance de l’autre. Devant la torture d’un enfant, de la mort de l’amour que représente le vendredi, même les plus grandes formes d’art et de poésie sont presque sans ressources. Dans l’utopie du dimanche, l’esthétique, je présume, n’aura plus de raison d’être. Les appréhensions et les figurations qui sont en jeu dans l’imaginaire métaphysique, dans le poème, dans la composition musicale, qui parlent de la douleur et de l’espoir, de la chair qui a le goût de la cendre et de l’esprit qui a la saveur du feu, sont toujours œuvres du samedi. Elles ont surgi d’une immensité de l’attente qui caractérise l’homme. Sans elles, comment pourrions-nous patienter ? »

On peut entendre, comme une sorte de contrepoint à la méditation du philosophe, le poème (1993) du théologien Henri Capieu, qui évoque ici le désarroi et l’espérance nés de l’Ascension, ce jour où Jésus ressuscité envoie ses disciples et les quitte :

Et c’est la plus terrible absence
tous ces siècles sanglants sans leur consolateur
ces siècles de nos cris, de son silence
ce trou fermé au ciel mais ouvert dans nos cœurs.

Non, plus de compagnon sur le chemin,
ni la parole en flammes du prophète.
Il nous reste l’humble table et le pain
et la coupe de douleur et de fête.

Il nous reste les mots de l’Evangile
par toi, Esprit, toujours ressuscités,
il nous reste aux vases d’argile
le parfum et l’eau pure à ce livre puisés
et cette source en nous, ce vent, cette clarté.

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