Aimer - Aller plus loin

Lettres à un jeune poète

Ces lettres ont été écrites entre 1903 et 1908 par Rilke (1875-1926), un grand poète autrichien. Il s’adresse à un jeune poète (Franz Kappus) qui lui avait demandé un avis sur ce qu’il écrivait. Rilke endosse à l’égard de Kappus le rôle de guide, cherchant à clarifier les enjeux essentiels de la poésie. Il lui fait part de la solitude nécessaire à toute entreprise littéraire, de la confrontation vitale avec la réalité crue, et lui fait pressentir, malgré la douleur de l’écriture, le bonheur de la création poétique. Rilke médite sur la solitude, la création, « l’accomplissement intérieur ». Selon lui, l’aventure poétique n’est pas limitée à la seule création, elle recèle également une réflexion sur l’acte littéraire. C’est dans ce contexte, que Rilke parle d’ « aimer » comme d’un long apprentissage :

Rainer Maria Rilke Lettres à un jeune poète Paris Grasset 1937 p.75-78.
« Il est bon aussi d’aimer ; car l’amour est difficile. L’amour d’un être humain pour un autre, c’est peut-être l’épreuve la plus difficile pour chacun de nous, c’est le plus haut témoignage de nous-mêmes ; l’œuvre suprême dont toutes les autres ne sont que les préparations. C’est pour cela que les êtres jeunes, neufs en toutes choses, ne savent pas encore aimer ; ils doivent apprendre. De toutes les forces de leur être, concentrées dans leur cœur qui bat anxieux et solitaire, ils apprennent à aimer. Tout apprentissage est un temps de clôture. Ainsi pour celui qui aime, l’amour n’est longtemps, et jusqu’au large de la vie, que solitude, solitude toujours plus intense et plus profonde. L’amour ce n’est pas d’abord se donner, s’unir à un autre. (Que serait l’union de deux êtres encore imprécis, inachevés, dépendants ?) L’amour, c’est l’occasion unique de mûrir, de prendre forme, de devenir soi-même un monde pour l’amour de l’être aimé. C’est une haute exigence, une ambition sans limite, qui fait de celui qui aime un élu qu’appelle le large. Dans l’amour, quand il se présente, ce n’est que l’obligation de travailler à eux-mêmes que les êtres jeunes devraient voir (zu horchen und zu hämmern Tag und Nacht). Se perdre dans un autre, se donner à un autre, toutes les façons de s’unir ne sont pas encore pour eux. Il leur faut d’abord thésauriser longtemps, accumuler beaucoup. Le don de soi-même est un achèvement : l’homme en est peut-être encore incapable. »

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La famille

France Quéré (1936-1995), théologienne et journaliste, était membre du Comité national d’éthique. Elle a beaucoup écrit sur la situation des femmes dans la société et dans les Eglises, sur la foi et les origines du christianisme. Dans La famille, elle interroge, analyse et met en perspective ce qu’on appelle « famille ». Ici, plus particulièrement, elle explique la position courante désormais qui oppose « amour » et « contrat de mariage ».

France Quéré La famille Paris Editions de La Table Ronde 2007 p.161-162.
« A l’amour revient une telle préséance que tout le reste semble superflu, et d’abord le mariage. Qui aime peut et doit s’en passer. Stupeur chez les aînés : que reprochez-vous donc à des dispositions qui favorisent les sentiments, les fortifient et les protègent ? Justement, répondent leurs enfants, notre amour est si vif qu’il nous dispense de vos faveurs, de vos protections et de vos fortifications. Que ferait notre liberté de ces chaînes, nos élans de cette prudence ?
Ou bien ceux qui contractent mariage, ne s’aimant pas assez, ont besoin de s’encorder à la loi qui fait ainsi l’aveu de leur faiblesse, et ils sont fidèles parce qu’ils se sont obligés à l’être ; ou bien ils signent, et la garantie à laquelle ils ont souscrit les rend négligents, ils n’entretiennent plus des sentiments qu’ils ont confiés à des registres et ils glissent doucement vers l’indifférence.
Qu’y a-t-il d’ailleurs de commun entre l’austérité d’un contrat et l’ardeur d’une passion ? L’amour, s’il est grand, doit porter tout ce dont un vain peuple se décharge sur des rites. C’est lui qui tous les jours resserrera une affection qui tient par sa propre vertu. Il a seul noué l’homme et la femme, les retient seul l’un auprès de l’autre et les dénouera s’il périclite. Ainsi les amants se jettent-ils nus dans sa houle, aimant le risque que prend en haute mer leur équipée solitaire.
Il faut saluer la grandeur de ces visions, qui entendent sauver les passions les plus généreuses de la vie. Mais d’emblée relevons un anachronisme, une contradiction et une erreur. L’anachronisme est que l’on se révolte contre un usage dont les caractères sordides de marché ont disparu depuis longtemps. La contradiction est que l’amour du risque devrait, plutôt que de les dérober au lien nuptial, les engager résolument dans l’avenir, ce qu’ils n’ont garde de faire, justement parce qu’ils ont peur. L’erreur est de ne pas vouloir associer loi et amour, sous prétexte qu’ils ne se ressemblent pas. C’est vrai. Un notaire n’est pas payé pour chanter le madrigal et la passion se moque des paraphes. Mais nous saluons comme une paire très naturelle des contrastes que nous ne tolérons pas dans l’amour : nul ne conteste que pour être poète, il faut des émotions mais aussi de la syntaxe ou que l’architecture demande à la fois du rêve et des notions en résistance des matériaux. Cette alliance d’instincts et de contrats, avant d’être dénoncée comme indigne de l’amour, invite à une réflexion élargie : et si l’amour était, avec l’embrasement des sens, une passion qui a besoin de symboles et d’abstractions ? »

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" Sur la parole de l'autre "

Article de Jean-Daniel Causse (Institut Protestant de Théologie, Faculté de Théologie de Montpellier) paru dans La Voix Protestante juin -juillet – août 1999:

« Aimer c’est engager sa vie et celle de l’autre sur un échange de paroles. La fidélité c’est croire, dans la durée, à la parole de l’autre.
Le terme fidélité a une consonance religieuse certaine. Dans le mariage civil, il est également mis en tête du texte qui rappelle les droits et les devoirs respectifs des mariés : Les époux se doivent mutuellement fidélité, secours, assistance. Et pourtant, à considérer la donne sociale et culturelle, il est difficile d’accorder un sens à une notion qui semble avoir beaucoup perdue de son évidence. Nos promesses de fidélité ont bien du mal à vivre l’usure du temps. Nos engagements s’inscrivent difficilement dans la durée et sont sans doute marqués par une plus grande précarité. Comment alors retrouver et (re)vivre le sens de ce mot fragile ? L’étymologie est ici particulièrement éclairante, elle délivre l’essentiel : en effet, le mot fidélité trouve sa racine dans le latin fides, c’est-à­-dire dans la foi. D’ailleurs, ajoutons-le, fides se traduit par le vieux mot français fiance qui donne aussi fiancé, fiançailles, confiance, confidence, fiable, se fier à, etc.
La foi sans garantie
Ainsi, la fidélité n’est rien d’autre que l’expérience même de la foi. Elle est un « croire » constitutif de la relation à l’autre aimé. Quelle que soit la forme que prend la conjugalité, la foi est toujours ce qui fonde le lien à l’autre. Or d’un point de vue théologique, la foi ne se définit pas comme un sentiment ou une émotion. Elle n’est pas non plus assimilable à un simple savoir. Ce n’est pas que les sentiments éprouvés soient sans importance, loin s’en faut. Ce n’est pas non plus que la connaissance de l’autre soit indifférente, même si une part de mystère demeure à jamais en chacun. Mais la foi ou la fidélité relève d’une autre logique : elle tient uniquement à une parole échangée qui ne supporte aucune preuve ou aucune vérification. Elle est un événement de parole que rien ne vient garantir ou vérifier ultimement et qui pourtant peut devenir une certitude sur laquelle chacun peut construire sa propre existence. Ce qui vient dans l’absence des raisons est toujours de l’ordre de la foi. Ne pas avoir d’autre certitude que les mots d’un autre, s’en remettre à sa parole, la tenir pour certaine au point d’y faire reposer sa vie, tel est le sens de la fidélité.
On comprend bien sûr que si la fidélité comme la foi est une parole échangée, alors elle est tout à la fois d’une grande fragilité et d’une étonnante solidité. C’est fragile évidemment, puisque tout repose sur une parole qui réclame la foi. C’est pourquoi, nul n’est à l’abri de l’échec, du lien rompu, de la mort à une relation qui pourtant semblait si forte. Et les Eglises de la Réforme s’efforcent d’accompagner celles et ceux qui, au-delà des échecs, veulent reconstruire leur vie. Mais la foi dans la parole donnée est aussi ce qu’un être humain peut avoir de plus solide, de plus précieux, de plus certain. Elle est alors comparable à la promesse d’Esaïe : quand les montagnes s’effondreraient, quand les collines chancelleraient, moi, je serai avec toi. Pourquoi ? C’est sans raison, par amour. Quelle preuve avons-nous ? Aucune, sauf de croire que cela est vrai. Le peuple d’Israël, comme le disciple du Christ, sait que la présence de Dieu n’a pas d’évidence. Elle n’est que pour celui qui l’accueille par la foi.
Ainsi, aujourd’hui, retrouver le sens du mot fidélité n’est rien d’autre que de renouer avec la notion même de foi. La vie d’un couple est une histoire avec ses hauts et ses bas, ses pleins et ses pointillés, ses joies et ses difficultés. Il arrive, au moment où l’on ne ressent plus la même chose, que naisse le doute sur son amour pour l’autre ou sur l’amour de l’autre. Il arrive aussi que l’autre aimé se révèle différent de ce que nous avions perçu ou imaginé. Nous pensons que tout se joue dans l’instant du sentiment, sans laisser le temps aux possibles retrouvailles et aux maturations. Nous habitons une époque où le temps fait cruellement défaut et où la lenteur est contraire à notre logique. Nous avons du mal à consentir à l’attente. Or la fidélité signe la permanence du couple, dans le temps et dans l’espace. Elle est une parole donnée où chacun dit « oui » à l’autre, un « oui » qui engage et qui libère parce qu’il ouvre sur une durée où l’autre aimé ne cesse plus d’être celui que l’on retrouve. »

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