Rire - Aller plus loin

Henri Bergson, Le rire

Le rire est un essai sur la signification du comique écrit par le philosophe Henri Bergson en 1899. Comme l’auteur l’écrit dans sa préface de 1924, son essai se concentre plus exactement sur « le rire spécialement provoqué par le comique ». La thèse défendue dans l’ouvrage est que ce qui provoque le rire est le placage « du mécanique sur du vivant ». Le rire serait une sorte de punition de la société envers les êtres qui s’écartent de la norme. En ouverture de son ouvrage, l’auteur aborde ainsi son sujet :

Bergson Henri Le rire. Essai sur la signification du comique Paris Alcan 1924 :
« Que signifie le rire ? Qu’y a-t-il au fond du risible ? Que trouverait-on de commun entre une grimace de pitre, un jeu de mots, un quiproquo de vaudeville, une scène de fine comédie ? Quelle distillation nous donnera l’essence, toujours la même, à laquelle tant de produits divers empruntent ou leur indiscrète odeur ou leur parfum délicat ? Les plus grands penseurs, depuis Aristote, se sont attaqués à ce petit problème, qui toujours se dérobe sous l’effort, glisse, s’échappe, se redresse, impertinent défi jeté à la spéculation philosophique.
Notre excuse, pour aborder le problème à notre tour, est que nous ne viserons pas à enfermer la fantaisie comique dans une définition. Nous voyons en elle, avant tout, quelque chose de vivant. Nous la traiterons, si légère soit-elle, avec le respect qu’on doit à la vie. […]
Nous allons présenter d’abord trois observations que nous tenons pour fondamentales. Elles portent moins sur le comique lui-même que sur la place où il faut le chercher.
Voici le premier point sur lequel nous appellerons l’attention. Il n’y a pas de comique en dehors de ce qui est proprement humain. Un paysage pourra être beau, gracieux, sublime, insignifiant ou laid ; il ne sera jamais risible. On rira d’un animal, mais parce qu’on aura surpris chez lui une attitude d’homme ou une expression humaine. On rira d’un chapeau ; mais ce qu’on raille alors, ce n’est pas le morceau de feutre ou de paille, c’est la forme que des hommes lui ont donnée, c’est le caprice humain dont il a pris le moule. Comment un fait aussi important, dans sa simplicité, n’a-t-il pas fixé davantage l’attention des philosophes ? Plusieurs ont défini l’homme « un animal qui sait rire ». Ils auraient aussi bien pu le définir un animal qui fait rire, car si quelque autre animal y parvient, ou quelque objet inanimé, c’est par une ressemblance avec l’homme, par la marque que l’homme y imprime ou par l’usage que l’homme en fait. »

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La philosophie et le rire

Les philosophes de l’Antiquité se sont intéressés au rire : comment il fonctionne, ce qui le provoque et dit de la spécificité de l’être humain. Selon Quentin Skinner, professeur d’histoire moderne à Cambridge, l’intérêt pour le rire prend de nouveau de l’ampleur au début du 16e siècle, en particulier chez les humanistes (Rabelais par exemple). A la fin de ce siècle, pour la première fois depuis l’Antiquité, une littérature médicale spécialisée se développe, concernant les aspects physiologiques ainsi que psychologiques de ce phénomène. Il poursuit sa compréhension du lien entre « philosophes » et « rire » ainsi :
Quentin Skinner La philosophie et le rire Conférences Marc Bloch 2001 http://cmb.ehess.fr/document54.html.
« Descartes consacre trois chapitres à la place occupée par le rire au sein des émotions dans son dernier ouvrage, Les passions de l’âme de 1648. Hobbes soulève un grand nombre des mêmes questions dans The Elements of Law et de nouveau dans Léviathan. Spinoza défend la valeur du rire dans le Livre IV de L’éthique. Et nombre des disciples avoués de Descartes expriment un intérêt particulier pour ce phénomène, notamment Henry More dans son Account of Virtue.
La question que je veux poser à propos de tout cela est tout simplement la suivante : pourquoi tous ces auteurs se croient-ils tenus de s’intéresser sérieusement au rire ? Il me semble que la réponse est à rechercher dans le fait que tous s’accordent sur un point cardinal. Et ce point est que la question la plus importante qui se pose au sujet du rire est celle des émotions qui le provoquent.
Une des émotions en question, tous sont d’accord là-dessus, est nécessairement une forme de joie ou de bonheur. Voici Castiglione dans son Cortegiano :
« Le rire ne paraît que dans l’humanité, et il est toujours un signe d’une certaine jovialité et gaieté que nous éprouvons intérieurement dans notre esprit. »
En l’espace d’une génération, tous ceux qui écrivent sur le sujet en arrivent à considérer ce postulat comme allant de soi. Descartes note simplement qu' »il semble que le Ris soit un des principaux signes de la Joye ». Et Hobbes conclut plus vivement encore que « le rire est toujours de la joie ».
Cependant, on s’accordait aussi sur le fait que cette joie devait être d’un genre bien particulier, et nous arrivons maintenant à l’aperçu le plus caractéristique (et peut-être aussi le plus déconcertant) de la littérature humaniste et médicale dont il est question ici. Cet aperçu est que la joie exprimée par le rire est toujours associée avec des sentiments de mépris, voire de haine : la haine de Descartes. Chez les humanistes, l’un des plus anciens arguments à cet effet est avancé par Castiglione. Je cite :
« A chaque fois que nous rions, nous nous moquons de et nous méprisons toujours quelqu’un, nous cherchons toujours à railler et à nous moquer des vices. »
Et les auteurs médicaux exposent la même théorie sous une forme plus développée […]. Le plus important des auteurs qui s’efforcent de forger ces liens est peut-être Robert Burton dans un texte étonnant, The Anatomy of Melancholy de 1621, qui commence par nous dire, dans sa Préface, que « lorsque nous rions, nous condamnons autrui, nous condamnons le monde de la folie », ajoutant que « le monde n’a jamais été aussi plein de folie à condamner, aussi plein de gens qui sont fous et ridicules ». […]
Ainsi, selon cette analyse, si vous vous tordez de rire, c’est qu’il a dû se passer deux choses. Vous avez dû vous apercevoir d’un vice ou d’une faiblesse méprisable en vous-même ou (encore mieux) chez autrui. Et vous avez dû en prendre conscience de manière à susciter un sentiment joyeux de supériorité, et par conséquent, de mépris. Une implication de ce raisonnement qui vaut la peine qu’on s’y arrête est que, selon Hobbes, il faut établir un contraste marqué entre le rire et le sourire. […] Le rire exprime la dérision, mais le sourire est considéré comme une expression naturelle de plaisir, et en particulier d’affection et d’encouragement. »

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" Un miracle d'ivrogne ! "

L’histoire du christianisme montre que les théologiens se sont longtemps méfiés du rire. Ils y voyaient une menace telle une prise à la légère « des choses sérieuses ». Pourtant, dans la Bible et en particulier dans les évangiles, la joie et le plaisir ressenti sont présents. Jésus lui-même participe à des réjouissances où certaines attitudes n’inspirent pas que du « sérieux ». Le pasteur Louis Simon propose dans cet extrait un commentaire du premier récit de miracle situé dans l’évangile selon Jean (Jean 2,1-11). Jean y raconte la transformation de l’eau en vin par Jésus lors de noces célébrées à Cana.
Simon Louis « Mon » Jésus Paris : Les Bergers et les Mages 1998 p.81-82 :
« Je note encore que l’évangéliste souligne qu’il s’agit ici du « premier des signes de Jésus », celui qui ouvre le ministère, celui d’où tous les autres signes vont tirer leur forme et leur sens. Faut-il souligner aussi à quel point ce signe était gaillard ? Une noce en Galilée durait sept à huit jours et concernait tout le village. Ici Jésus va arriver en retard et entrer dans un groupe qui a déjà beaucoup bu. Tellement bu qu’on est à court de vin. C’est dans ce cadre que l’Evangile va commencer, avec ce que certains appelleront un miracle d’ivrogne ! Effectivement Jésus ne va pas hésiter à ajouter sept hectolitres de vin à tous ces convives déjà « gris » (v.10) !
Première épreuve, première rectification. Non aux moralistes.
Il est à peu près certain que le milieu religieux de Jean-Baptiste et de ses disciples était celui des esséniens. Dès lors le choc et l’épreuve sont de taille car précisément les esséniens font vœu de célibat, de continence et d’ascèse. Quel trouble pour des esséniens que d’être appelés à suivre ce nouveau Maître, cet Inconnu, dont le premier signe consiste à célébrer ce que l’on a soi-même considéré comme impropre au Royaume de Dieu : un mariage !
Voilà la première rectification à faire avant de suivre Jésus : découvrir que l’Evangile n’est pas opposé au mariage et à l’union sexuelle de l’homme et de sa femme. Au contraire, il y voit un premier signe de joie de l’homme. Loin de mutiler, l’Evangile multiplie le bonheur conjugal. Non, derrière Jésus il n’y a pas de place pour les ascètes du désert, les sobres et les secs, et les célibataires volontaires. L’Evangile, ce n’est pas l’eau, mais le vin ; ce n’est pas la continence, mais la fête en abondance.
Sept hectolitres de plus pour l’amour des couples : voilà Jésus. Quel choc pour les buveurs d’eau ! « Chacun sert le bon vin d’abord, et quand tout le monde est saoul, le moins bon. Toi, tu as gardé le meilleur jusqu’à maintenant ! »
Voilà l’Evangile : jusqu’à plus soif !
On n’entre en évangile qu’après avoir triomphé de cette épreuve. La vie n’est pas une mortification, mais une fête. Tout homme prend son origine dans la fête. […]
C’était à Cana. A partir de l’union de deux époux qu’il fête comme son signe premier, Jésus met en garde contre la morale et l’ascèse, contre les rites obligés, et contre les illusions dérisoires des mystiques.
C’était à Cana, et ses disciples crurent en lui. »

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