Rire
L’écriture ou la vie
Aucun d’entre nous, jamais, n’aurait osé faire ce rêve. Aucun d’assez vivant encore pour rêver, pour se hasarder à imaginer un avenir. Sous la neige des appels, alignés au cordeau par milliers pour assister à la pendaison d’un camarade, nul d’entre nous n’aurait osé faire ce rêve jusqu’au bout : une nuit, en armes, marchant sur Weimar. Survivre, simplement, même démuni, diminué, défait, aurait été déjà un rêve un peu fou. Nul n’aurait osé faire ce rêve, c’est vrai. Pourtant, c’était comme un rêve, soudain : c’était vrai. Je riais, ça me faisait rire d’être vivant. Le printemps, le soleil, les copains, le paquet de Camel que m’avait donné cette nuit un jeune soldat américain du Nouveau-Mexique, au castillan chantonnant, ça me faisait plutôt rire. Peut-être n’aurais-je pas dû. Peut-être est-ce indécent de rire, avec la tête que je semble avoir. A observer le regard des officiers en uniforme britannique, je dois avoir une tête à ne pas rire. A ne pas faire rire non plus, apparemment.
Jorge Semprun, L’écriture ou la vie
- Ce récit vous surprend-il ? Son ton vous gêne-t-il ? Pourquoi ?
- Ce récit parle d’un » rire » somme toute assez spécial. Comment le qualifieriez-vous ? De « burlesque » ? « ironique » ? « cynique » ? « désespéré » ?
L’écriture ou la vie
Aucun d’entre nous, jamais, n’aurait osé faire ce rêve. Aucun d’assez vivant encore pour rêver, pour se hasarder à imaginer un avenir. Sous la neige des appels, alignés au cordeau par milliers pour assister à la pendaison d’un camarade, nul d’entre nous n’aurait osé faire ce rêve jusqu’au bout : une nuit, en armes, marchant sur Weimar.
Survivre, simplement, même démuni, diminué, défait, aurait été déjà un rêve un peu fou.
Nul n’aurait osé faire ce rêve, c’est vrai. Pourtant, c’était comme un rêve, soudain : c’était vrai.
Je riais, ça me faisait rire d’être vivant.
Le printemps, le soleil, les copains, le paquet de Camel que m’avait donné cette nuit un jeune soldat américain du Nouveau-Mexique, au castillan chantonnant, ça me faisait plutôt rire.
Peut-être n’aurais-je pas dû. Peut-être est-ce indécent de rire, avec la tête que je semble avoir. A observer le regard des officiers en uniforme britannique, je dois avoir une tête à ne pas rire.
A ne pas faire rire non plus, apparemment.
Jorge Semprun, L’écriture ou la vie
Soyez acteur de votre lecture
- Relevez les indices « historiques » de ce récit. A quelle période font-ils référence ? A quels événements ? Quelle influence ce contexte a-t-il sur le « rire » évoqué par le narrateur ?
- Précisez les personnages qui ne rient pas (leur identité, leur fonction dans le récit). Comment expliquez-vous leurs comportements et leurs réactions ?
- Relevez dans ce récit tous les éléments (les événements) qui ne prêtent absolument pas à rire. Puis, relevez les éléments (les choses) qui font rire le narrateur. Selon vous, pourquoi le narrateur se pose la question s’il n’est pas « indécent de rire » en pareille circonstance ?
- Les premières lignes du récit sont écrites à la première personne du pluriel (« nous »). Que représente ce « nous » ? Les lignes suivantes sont écrites à la première personne du singulier (« je »). Selon vous, pourquoi le narrateur passe-t-il d’un « nous » à un « je » ? Que signifie ce changement de personne ?
- Généralement, le verbe « rire » n’évoque pas un souvenir aussi dur que celui-ci. Comment le narrateur explique-t-il ce « rire » ? Le comprenez-vous ?
Un peu de culture...
Bergson
Le philosophe français Henri Bergson (1859-1941) est l’auteur d’un livre sur le rire.
Attiré par le catholicisme, il renonce à se convertir, en raison de la montée de l’intolérance et des persécutions antijuives. « Je me serais converti, écrit-il en 1937, si je n’avais vu se préparer depuis des années la formidable vague d’antisémitisme qui va déferler sur le monde. J’ai voulu rester parmi ceux qui seront demain persécutés. »
Le journal satirique
Avec la devise « La liberté de la presse ne s’use que quand on ne s’en sert pas », Le Canard enchaîné s’affiche comme un « journal satirique ». Il contient beaucoup de dessins et de caricatures, mais est réputé également pour ses enquêtes d’investigation. Fondé en 1915 par Maurice et Jeanne Maréchal et le dessinateur Gassier, il incarne alors le malaise des français face à l’information officielle en pleine première guerre mondiale. Le Canard enchaîné est l’un des rares journaux à se saborder pendant l’occupation nazie en 1940, refusant toute collaboration. Lors de la guerre d’Algérie, il est saisi sept fois entre juillet et septembre 1958. Pendant le mandat du général de Gaulle, Le Canard enchaîné est particulièrement virulent envers la présidence. A partir des années 1970, le journal couvre tous les scandales politico-financiers. Afin de s’assurer un fonctionnement strictement indépendant, l’hebdomadaire ne fait appel à aucune publicité : il est lu par plus de 500 000 lecteurs chaque semaine.