Rire - Espace temps

Qu'est-ce qui fait rire ?

Aujourd’hui, le « divertissement » occupe une place prépondérante dans les loisirs : les parcs d’attraction, le cinéma, la télévision proposent souvent de « divertir » leurs contemporains. Le verbe « divertir » provient du latin divertere qui signifie en réalité « se détourner de quelque chose ». Jusqu’au 17e siècle, il a été employé dans le domaine de la pensée pour « détourner de ce qui occupe », sans nuance particulière de gaieté. Ce sens a progressivement décliné au profit de « distraire », d' »amuser » : le rire fait alors partie intégrante du « divertissement » moderne. Cette évolution du verbe « divertir » en souligne quelques enjeux : le rire peut « détourner » les gens d’une réalité parfois difficile mais aussi « détourner » leur esprit critique.
En ce sens, au 17e siècle, les comédies de Molière ont fait rire en dénonçant les travers de quelques puissants (les médecins, les dévots, etc.). Déjà Aristophane, auteur dramatique grec du 5e siècle avant Jésus-Christ, faisait rire le public en raillant les travers des puissants : dans Les Nuées (423) il raille le philosophe Socrate, dans Les Guêpes (422), il tourne en ridicule l’organisation des tribunaux athéniens. Ces deux auteurs ont fait rire en dénonçant les travers propres aux hommes. Mais les pouvoirs en place se sont retournés contre eux en interdisant leurs pièces et en limitant l’expression théâtrale.
A l’inverse, aujourd’hui, le succès est largement accordé à qui fait rire. On reconnaît même parfois aux comiques une certaine influence sur les mœurs et les idées actuelles. Ainsi, on continue de faire rire en « divertissant », mais le débat reste : de quoi est-on réellement « diverti » ou « détourné » ? De qui, de quoi rit-on ? Répondre à ces questions est un bon moyen de parvenir au cœur des structures sociales et des mentalités collectives d’une société. C’est une forme révélatrice de sociabilité tant le rire (avant d’être « le propre de l’homme ») est d’abord un phénomène culturel.

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L'austérité protestante

Les protestants sont souvent étiquetés comme des chrétiens austères, empreints d’une certaine sévérité. Il faut dire qu’au 16e siècle, lorsque la Réforme débute, elle est portée par des chrétiens qui souhaitent « réformer », « revenir aux sources » du message premier de l’Evangile. Cette volonté a parfois été menée avec rigueur : certains mouvements protestants de cette époque ont effectivement appliqué avec zèle un retour au « sérieux » et à la discipline de l’Eglise. Par exemple, lorsque le réformateur Jean Calvin dirige la république de Genève (de 1541 à 1564), les mœurs sont étroitement surveillées et une certaine morale chrétienne droitement appliquée. Plusieurs siècles après, cette manière de vivre peut effectivement paraître austère.
Mais aujourd’hui, la grande diversité du protestantisme implique à ses Eglises de se réinventer de lieu en lieu et d’époque en époque, avec pour seul souci : être fidèle à Jésus-Christ et donc à Dieu, à la Bible. Cette perception de l’Eglise invite les protestants à être des témoins de leur temps en participant à la transmission du message évangélique dans un monde en constante évolution : c’est avant tout la marque d’une grande liberté d’esprit et d’action. Le rire, l’humour, la prise de distance avec « les choses sérieuses » participent de cette liberté : le rire en est même souvent la garantie.

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Les chrétiens et l'humour

Le christianisme est soupçonné de porter un regard critique sur l’humour et le rire, jugés menaçants pour la foi et le sérieux religieux. Ce présupposé remonte sans doute au Moyen-Age. A cette époque, le rire fait l’objet de deux définitions contradictoires :

  • La première, héritée des Pères de l’Eglise grecque et largement diffusée en Occident, condamne le rire.
  • La seconde, qu’on trouve d’abord chez le philosophe Aristote, puis relayée par les grands auteurs chrétiens du Moyen-Age, affirme, à l’inverse, que le rire est le propre de l’homme : elle emploie l’expression Homo risibilis, qui signifie « l’homme dont la caractéristique est le rire ». Il en résulte une controverse entre théologiens, illustrée par un sujet traditionnel de débat au 13e siècle : Jésus a-t-il ri une seule fois dans sa vie ? Car à cette époque, la vie terrestre de Jésus est le modèle de l’homme. Puisqu’il n’est jamais cité en train de rire, on oppose au rire la vraie joie, celle qui exclut le rire. Le rire est bien le propre de l’homme, mais de l’homme « pécheur » : le rire lui-même est qualifié de « péché ».

Le rire prescrit du Moyen-Age laisse place au rire joyeux de la Renaissance. Avec Rabelais et les autres humanistes, le rire est anobli, revalorisé. Il exprime la joie de vivre et devient inhérent aux plaisirs sensoriels. A cette même époque, le Réformateur Martin Luther parle aussi du rire. Il marque avec insistance le lien qui unit la foi et l’humour : selon lui, l’humour est l’expression souveraine de la liberté de la foi à l’égard des contraintes de ce monde. Plus tard, des philosophes soulignent également le lien entre humour et religion. L’humour opérerait le passage de la réalité simplement humaine à la dimension religieuse, il marquerait la rencontre insolite entre l’homme et Dieu. L’humour accompagnerait la foi jusque dans les réalités quotidiennes de la vie, pour qu’elle ne se laisse pas prendre au piège des faux sérieux et des fausses garanties. L’humour et le rire qui l’accompagne deviennent en quelque sorte les gardiens d’une foi trop sérieuse et sûre d’elle-même.

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