Rire - Contexte

Le rire " existentiel " de Semprun

Jorge Semprun (né en 1923) est un homme politique et un écrivain espagnol, connu notamment pour dénoncer les horreurs des camps de concentration. Il est lui-même déporté à Buchenwald en 1943. C’est cette expérience concentrationnaire qu’il raconte dans L’écriture ou la vie, publié en 1994. Il découvre à 20 ans ce qu’il qualifie de « vivre sa mort ». Il ne parvient à écrire son récit qu’en 1987. Dès les premières pages apparaît l’épouvante des soldats alliés qui le voient avec « son regard de fou, dévasté ». Il évoque les souffrances, les humiliations, les coups, les pas de course dans la boue, les chiens, la mort de ses amis. Tout au long du livre, philosophes, romanciers et poètes se mêlent aux terribles souvenirs du camp : il évoque Goethe dont la ville de Weimar est à quelques pas seulement de Buchenwald. Il écrit la difficulté (l’impossibilité ?) de raconter l’expérience de la déportation : le silence des déportés à leur retour, leur impossibilité à dire « cette mort vécue ».
On pourrait trouver plusieurs raisons au « rire » que l’auteur raconte : la manifestation d’un bouleversement intérieur, d’une joie inespérée, d’une tension intérieure. Le sens profond de ce rire échappe au lecteur, mais il devient le signe d’une « humanité » retrouvée, d’une vie possible. Prisonnier de ce camp, l’auteur parle de « vivre sa mort ». Une fois libéré, il peut enfin revenir à sa vie. Cet homme existe au sens littéral du terme : ex-sistere en latin, signifie « sortir de », « se manifester ». Son rire est constitutif de sa vie, l’expression et la manifestation de sa présence au monde, de sa joie d’y participer.

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Peut-on rire de tout, même des religions ?

En 2005, en France, l’Eglise catholique porte plainte contre une publicité pour des vêtements : la photo imite la peinture de la Cène de Léonard de Vinci. « Jésus » est une femme et seul un homme est présent, torse nu dans les bras d’une femme. La justice reconnaît (en première instance) que cette publicité constitue une injure aux sentiments religieux et à la foi des catholiques.
La même année, au Danemark, des caricatures de Mahomet (le prophète des musulmans) sont publiées dans un journal d’information. Cette publication est relayée par la presse internationale et déclenche un tollé d’indignation et de colère dans plusieurs pays musulmans. En France, la justice est saisie, la presse est accusée.
Ces exemples ont au moins deux points en commun. D’abord, ils ont déclenché un vaste débat sur la liberté d’expression, ses limites, son lien avec le respect des autres, etc. On peut aussi s’interroger sur l’objectif de cette liberté d’expression. Par exemple, rire, est-ce forcément se moquer, mettre à l’index ou stigmatiser ? Le comique ne peut-il fonctionner qu’au détriment d’un autre ?
Enfin, ces événements ont en commun d’avoir impliqué des religions. On les soupçonne parfois de refuser toute forme de critique, même sur le ton humoristique. Puisque les religions concernent la dimension spirituelle de l’homme, elles relèveraient de Dieu, du « sacré », donc de l’intouchable. L’offense est alors vécue comme un blasphème, c’est-à-dire (selon l’étymologie) à un outrage fait à la divinité.
Toutefois, le domaine « sacré » ne se limite pas à la religion : la société peut sacraliser l’argent, le football ou une vedette de cinéma. A partir du moment où l’idole est sacralisée, il est bien difficile d’en rire.

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La mode du cynisme

Aujourd’hui, lorsqu’on parle de cynisme, on désigne généralement un humour noir, mordant et ironique, indifférent aux convenances. Il s’avère même violent lorsqu’il entretient une relation aux autres fondée sur la moquerie, l’humiliation. « L’autre » devient un faire-valoir : on fait rire, on rit, aux dépens de l’autre.
Souvent, les médias font la part belle à ce cynisme, de plus en plus populaire. Par exemple, les émissions de « divertissement » s’appuient sur les travers des autres pour faire rire : succès immédiat et facile. Cette « mode » interroge le regard posé sur les autres, la puissance des dictats sociaux : la férocité que ces dictats peuvent déverser sur « celui qui échoue », « celui qui n’est pas dans le coup », « celui qui est faible ». La règle se résume à rester du bon côté de la barrière : du côté de ceux qui font rire (les gagnants) et non de leurs victimes (les perdants).
On peut noter qu’initialement, le cynisme désigne une école philosophique fondée au 5e siècle avant Jésus-Christ. Cette pensée opérait alors un renversement des valeurs et enseignait la désinvolture et l’humilité aux « puissants » de la Grèce antique. Pour ces « cyniques », il s’agissait d’appréhender la vie d’une autre manière, plus subversive.

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