Vieillir - Clés de lecture

O vieillesse ennemie !

Cette tirade est extraite d’un monologue de Don Diègue, un des personnages du Cid. Le roi d’Espagne a accordé à Don Diègue l’honneur d’être le gouverneur de son fils. En sortant du conseil, Don Diègue se dispute avec Don Gomès, gentilhomme plus jeune, qui convoitait ce privilège. Le vieillard insulté ne peut riposter à cause de son grand âge : le code d’honneur aurait exigé un défi en duel. Don Diègue se retrouve seul et s’enflamme après cette  » vieillesse ennemie  » qui lui ôte la possibilité d’agir comme il a agi tout au long de sa vie : dans l’honneur et la vaillance. L’état de son vieux corps le prive de mener sa vie comme il l’entend.
L’association des mots  » vieillesse  » et  » ennemie  » souligne la responsabilité de l’âge avancé du personnage (même si, à l’époque de Corneille, la vieillesse est atteinte à la quarantaine !). La vieillesse est mise en accusation : c’est elle qui prive l’homme de ses capacités, elle le diminue et fait de sa vie une vie  » au rabais  » qui ne peut plus répondre aux même exigences  » d’avant « . Une telle représentation de la vieillesse correspond globalement à celle qu’on véhicule aujourd’hui. A l’époque où la jeunesse est survalorisée, la vieillesse apparaît comme  » l’ennemie à abattre  » à tout prix.  » Vieillir  » est traité comme une maladie (on peut même souscrire une  » assurance-vieillesse « ), un mal contre lequel il faut lutter avec les armes modernes (sport, chirurgie, soin esthétique, etc.). La société prône la jeunesse, la beauté du corps, le dynamisme, l’efficacité, le rendement, l’argent, la réussite, bref, tout ce que la vieillesse ne peut plus  » produire « .

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Le Cid de Pierre Corneille

Pierre Corneille (1606-1684), auteur dramatique français, fait jouer pour la première fois Le Cid à Paris en 1636. Cette tragi-comédie remporte un énorme succès. Elle met en scène les amours empêchées de Rodrigue, fils de Don Diègue, et de Chimène, fille de Don Gomès. Issus tous deux de la plus haute noblesse castillane, Dom Gomes provoque Don Diègue. Ce dernier, insulté, ne peut riposter à cause de son grand âge : il demande à son fils, Rodrigue, de défier en duel Don Gomès, le père de celle qu’il aime. L’honneur est en jeu et aucun gentilhomme digne de la confiance du roi ne saurait se soustraire à ce genre d’obligations. Rodrigue tue en duel Don Gomès. Chimène ne peut donc plus épouser celui qu’elle aime, le tueur de son père. Le nœud de la pièce mêle de manière tragique les exigences de l’honneur, du devoir et de l’amour. Mais sa partie  » comédie  » se justifie dans le dénouement de l’intrigue : le roi d’Espagne, présenté comme un monarque éclairé et vertueux, s’appuie sur la bravoure de Rodrigue pour permettre, au final, l’union de ces deux jeunes gens.
On peut rappeler ici que Le Cid s’inspire d’un personnage historique : Rodrigo Díaz de Bivar (1043-1099) dit El Cid Campeador, chevalier mercenaire espagnol chrétien, héros de la Reconquista. Réputé invaincu, le Cid est rapidement devenu une figure légendaire. Son tombeau, ainsi que celui de sa femme Chimène est visible dans la Cathédrale Santa María de Burgos.

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Flétrir tant de lauriers

Don Diègue est un personnage de la plus haute noblesse. Il a servi son roi dignement et a reçu les honneurs de son pays, l’Espagne. Le respect qu’il inspire n’a pas empêché un plus jeune que lui de le défier et ainsi, de l’humilier. Un tel geste à son égard mérite à cette époque d’être  » réglé  » lors d’un combat. Ses lauriers (c’est-à-dire sa gloire acquise lors de combats et de service rendus) ont flétri parce qu’il ne peut pas, à cause de son âge, répondre avec la même fougue à ce jeune prétentieux. Comment peut-il accepter d’être pour la première fois limité dans ses actes ?
La vieillesse est souvent représentée comme une lente et inexorable dégradation. Elle correspond alors à une étape de la vie, l’ultime, telle que même le dictionnaire la définit :  » Dernière période de la vie normale qui succède à la maturité, caractérisée par un affaiblissement global des fonctions physiologiques et des facultés mentales « , (Définition du Robert). Pourtant, deux conceptions semblent s’opposer.

  • Certains en parlent comme d’un déclin catastrophique : la vieillesse ne permet plus de vivre pleinement parce qu’elle est une succession de privations morales, psychiques et physiques.

  • D’autres envisagent la vieillesse comme une étape de progrès qui parvient à combiner expérience et sagesse. Elle serait certes l’ultime période de la vie, mais la période qui peut user de l’accumulation des expériences et des savoirs.

A chaque fois, la vieillesse s’inscrit dans une conception linéaire du temps : il y a un passé, un présent et un futur, un début et une fin à la vie. L’enjeu repose essentiellement sur la manière dont on conçoit cette vie. Par exemple, si on la conçoit comme dépendante de certaines conditions (physiques, morales, psychiques, etc.), on a tendance à envisager la vieillesse comme une inacceptable décrépitude.

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Ne fait rien pour moi

Le personnage accuse  » son bras  » de  » ne rien faire pour lui « . C’est-à-dire qu’il accuse la défaillance de son corps : ce bras qui a tenu l’épée avec tant de courage n’est plus fiable aujourd’hui. La rage et le désespoir de Don Diègue sont les conséquences de sa défaillance physique. Son corps lui renvoie l’image d’un homme qu’il n’a jamais été et qu’il ne souhaite pas devenir : un faible qui a peur de combattre pour son honneur.
Lorsqu’on s’interroge sur la vieillesse, c’est bien souvent la dégradation des capacités physiques qui préoccupe les pensées. Vieillir entraîne peu ou prou la perte d’un corps jusque-là résistant et fort. Dans un contexte social qui prône manifestement la beauté et la puissance du corps, la dégradation due à l’âge est d’autant plus difficile à accepter. Toutes les formes de dégradations physiques sont d’ailleurs bannies dans la société : le handicap physique, le corps atrophié ou mutilé sont rejetés. Le corps a tendance à devenir un véritable  » dieu  » à aduler et dont il faut prendre le plus grand soin, comme s’il était une représentation honnête et juste de la personne. On comprend donc qu’un corps abîmé par l’âge, détérioré au point de ne plus permettre l’autonomie de la personne soit une image largement écartée par la société, voire soustraite du regard des autres.

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O cruel souvenir

Le personnage évoque ses hauts faits d’antan. Réalisant que ce qu’il est aujourd’hui ne correspond plus avec ce qu’il a été autrefois, Don Diègue exprime sa souffrance. Cette situation est jugée  » cruelle « . Son âge avancé semble lui faire perdre toute estime de soi : il ne saurait tolérer une telle diminution de ses capacités. Le  » souvenir  » glorieux de son passé amplifie chez lui la déchéance de son présent, comme si la vieillesse avait balayé ce que fut sa jeunesse et rendu vaine sa vie toute entière.
La vie sociale projette les individus en permanence vers l’avenir : construire sa vie, bâtir une maison, s’établir en couple, avoir des enfants, progresser dans son travail, etc. Faire des projets, imaginer son avenir, bref,  » entreprendre  » fait partie d’une vie adulte telle qu’elle est actuellement valorisée. Mais arrivé à un certain âge, entreprendre devient beaucoup plus difficile car l’horizon proche est celui de la fin de sa vie, de la mort.  » La vie est derrière soi « , dit l’expression populaire. La perspective de la mort rend-elle pour autant  » cruel  » le souvenir du passé ? La vieillesse condamne-t-elle la vie toute entière au non-sens ? Il existe différentes façons de répondre à ces questions. On peut estimer que oui, la vieillesse est honnie car seule compte la période où l’individu peut produire, faire quelque chose de sa vie. On peut estimer qu’au contraire, la vieillesse (comme d’autres situations de vie) est un temps de la vie à part entière qu’il s’agit de vivre pleinement même si elle ne correspond pas aux critères de performance actuellement valorisés.

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Vivre dans la honte

Don Diègue a été insulté par Don Gomès, gentilhomme plus jeune que lui.  » Vivre dans la honte  » signifie pour Don Diègue de ne pas pouvoir laver cet affront tel que le code d’honneur de son époque et de son rang l’exige. Une vie  » honteuse  » serait de ne plus pouvoir vivre d’après les critères qu’il s’était fixé sa vie durant. La vieillesse lui impose de s’écarter de ses règles de conduite jusque-là maintenues, le prive de son autonomie et de ce qui constituait pour lui sa dignité.
Aujourd’hui, dans un pays occidental moderne, l’espérance de vie d’un individu n’a jamais été aussi importante. Pour la première fois, en France, les hommes peuvent espérer vivre jusqu’à 77,2 ans et 84,1 ans pour les femmes. L’écart entre les hommes et les femmes continue de se réduire. Il est de 6,9 ans, soit un an de moins qu’il y a dix ans (d’après les chiffres publiés par l’I.N.S.E.E. pour l’année 2006). Cet allongement de l’espérance de vie ne cesse d’augmenter. Cela pose inévitablement la question de la place qu’occupent les personnes âgées non seulement dans la société mais aussi dans la famille. Il n’est plus rare que dans une même famille, coexistent quatre générations d’individus. Mais quelle prise en charge des personnes âgées la famille et la société proposent-elles ? Pour reprendre l’expression de Don Diègue,  » vivre dans la honte  » soulignerait aujourd’hui les difficultés que rencontrent les personnes âgées pour vivre dignement leurs dernières années.

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